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Un peuple à la lisière des empires

lhistoire.fr   /   2 ноября 2017 года

C'est au XIe-XIIIe siècle que se dessine un espace kurde. Les Kurdes sont dès cette époque définis comme un peuple de guerriers, habitant les montagnes à la frontière des Empires byzantin, perse, musulman... Combattants, chefs de tribu ou confréries, ils se font une place sur la scène politique. Le plus éclatant exemple en reste Saladin.

Irréductibles Kurdes

Décrits entre le Xe et le XIIIe siècle par les premiers historiens arabes comme un ensemble de tribus disparates, les Kurdes du Moyen Age sont connus pour un certain nombre de traits distinctifs : l'appartenance majoritaire à la mouvance musulmane sunnite chafiite (l'une des quatre écoles juridiques de l'islam sunnite), leur langue (non arabe, proche des langues iraniennes), leurs qualités guerrières et leur irrépressible tendance à la sédition dans un espace situé entre plateau iranien, Mésopotamie et désert syro-arabe.

Le coeur du « Pays kurde » est une bande montagneuse qui s'étend à partir du bord occidental de la chaîne du Zagros, jusque dans le Taurus, incluant le mont Ararat, Kandil et d'autres chaînes comme les monts Cakmak. A la marge de cette épine dorsale montagneuse, l'espace kurde se prolonge vers l'ouest et au sud par des déserts et des steppes, telle la steppe djéziréenne plutôt plate mais qui offre des lieux d'ancrage sur des tells ou de petites montagnes. C'est dans ce paysage montagneux qu'entre le VIIe siècle et le XIIIe siècle sont installées les populations kurdes, contrairement aux Bédouins arabes et aux populations chrétiennes, agriculteurs généralement cantonnés dans les villages de plaine. Les sources arabes médiévales, cependant, signalent également l'implantation de population kurde en basse altitude, et même en ville. Parmi les premiers historiens, Ibn Hawqal (début Xe siècle) et Al-Masudi (Xe siècle) évoquent la présence kurde dans la Djézireh, à Nusaybin par exemple. Présentés tout d'abord comme pasteurs et guerriers, les Kurdes sont décrits comme agriculteurs à partir du XIIe-XIIIe siècle. Trois pouvoirs se partageaient leur territoire avant la conquête arabe : l'Empire byzantin, les principautés arméniennes ou le royaume d'Arménie et l'Iran sassanide.

La conquête musulmane fut marquée au VIIe siècle par la prise des citadelles kurdes de l'arrière-pays de Mossoul. Jusqu'à la période mamelouke (1250-1516), les populations kurdes majoritairement converties à l'islam furent soumises et s'engagèrent auprès des califats* et des sultanats* qui dominèrent successivement la région : Omeyyades, Abbassides, Bouyides, Seldjoukides, Zankides et Ayyoubides. Au tournant du XIe siècle, une série de principautés kurdes, vassales de ces grands pouvoirs et occupées principalement à la guerre, y prospérèrent de manière éparse sans qu'aucune ne parvînt pour autant à unifier l'ensemble du « Pays kurde ».

Comment et pourquoi cet espace disparate et hétérogène à tous points de vue a-t-il pu acquérir au fil du temps sa propre cohérence pour devenir le « Kurdistan » ? Une première piste, essentielle pour comprendre l'inscription originale des populations kurdes au Moyen-Orient, réside dans leur rôle politique et militaire à la période mamelouke qui a permis la pérénnisation de leur territoire.

Au pouvoir en Égypte-Syrie

On l'a dit, la présence kurde en dehors du territoire circonscrit de la haute Mésopotamie et des contreforts du Zagros est avérée depuis le Xe siècle. Les relations entre Kurdes et califats, abbasside (à Bagdad) et fatimide (dynastie chiite établie au Caire), ainsi que sultanats, seldjoukide (XIe siècle) et zankide (XIIe siècle), étaient régulières. Mais c'est surtout le sultanat ayyoubide établi sur l'Égypte et la Syrie au début du XIIIe siècle qui a renforcé leur présence.

Les Zankides, une dynastie turque régnant sur Mossoul dans la première moitié du XIIe siècle, avaient pris l'habitude de recruter des Kurdes en masse après avoir conquis l'arrière-pays de Mossoul. Accaparant peu à peu de hautes fonctions dans l'élite politique et militaire zankide en Syrie-Palestine et en Égypte, les Kurdes furent d'importants acteurs de la contre-croisade menée contre les Francs installés en Syrie. Il n'est donc pas étonnant de trouver Shirkuh, le plus puissant officier kurde, à la tête du contingent zankide lors de la conquête de l'Égypte sur les Fatimides en 1169. Son neveu Yussuf lui succéda et devint en 1171 le grand Saladin, à l'origine de la dynastie ayyoubide (cf. Anne-Marie Eddé, p. 40).

Vers 1189, à l'apogée de son règne, Saladin assurait sa domination sur l'Égypte, le Yémen, la Syrie-Palestine et la haute Mésopotamie. Le rôle militaire des tribus kurdes, bien que non exclusif, fut crucial pour l'assise de son pouvoir. Saladin et ses successeurs contribuèrent à leur intégration et à leur ascension au sein des villes de Syrie, de Palestine et d'Égypte, à tel point que les autorités les plus éminentes, religieuses, politiques, administratives et judiciaires, ont pu être kurdes même à la période mamelouke qui suivit.

Pour faire face à diverses menaces, un des successeurs de Saladin, son petit-neveu Al-Salih, recruta en nombre des esclaves militaires turcs. A partir des années 1230, ces esclaves (mamluk en arabe) ouvrirent une nouvelle phase dans l'histoire de la dynastie et du Moyen-Orient. En effet, à la mort d'Al-Malik, en 1249, les mamelouks du sultan défunt l'emportèrent sur les Francs à Al-Mansoura et massacrèrent le dernier fils du souverain : les esclaves militaires turcs prirent alors le pouvoir et ce fut la fin des Ayyoubides d'Égypte.

Le nouveau système politique, dominé par les Mamelouks, est évoqué dans les sources comme une « dynastie turque » ou comme la « dynastie des Turcs », alors que les Ayyoubides apparaissent rétrospectivement comme la « dynastie des Kurdes ».

Progressivement marginalisés en Égypte et en Syrie, les Kurdes retrouvèrent cependant, à partir de la fin du XIIIe siècle, un rôle politique et militaire dans les zones de peuplement kurde passées sous domination mongole après les conquêtes de Hülegü (mort en 1265), le petit-fils de Gengis Khan. Dans une zone centrée sur l'Azerbaïdjan, s'étendant de l'Iran oriental à l'Anatolie, s'établit alors une entité un temps rattachée à l'Empire mongol, mais qui prit son indépendance dans les années 1260 environ, sous le nom d'Ilkhanat.

Cet enchaînement de faits historiques, dessinant un véritable cycle kurde, peut être interprété selon la théorie politique d'Ibn Khaldun, l'historien musulman andalou du XIVe siècle. Elle postule que des dynasties issues du monde bédouin (des confins) et soutenues par une asabiyya (esprit de corps ou ferme solidarité) bédouine, qu'elle soit arabe, turque, kurde ou encore berbère, arrivent violemment dans le monde sédentaire, vivent, s'affaiblissent et sont remplacées par d'autres, après épuisement de leur asabiyya.

Ainsi, l'évidente humiliation politique que constitue la prise militaire des principautés kurdes par la dynastie turque des Zankides aboutit paradoxalement à une émergence des Kurdes dans le monde de la sédentarité. Les Ayyoubides présentent eux aussi tous les signes d'une dynastie soutenue par une asabiyya kurde. Jusqu'à ce que l'arrivée au pouvoir des Mamelouks, le déclin de l'asabiyya kurde et le retour des Kurdes aux confins du monde civilisé closent le cycle.

Marginalisés sous les Mamelouks

L'avènement du pouvoir mamelouk en Égypte en 1250 initia, en effet, un processus de relégation des émirs* et des grands personnages kurdes de l'État à l'extérieur des centres de décision. Le favoritisme envers le personnel militaire d'origine turque mamelouke modifia durablement la place assignée aux Kurdes au sein de l'appareil d'État. Ces derniers souffraient par ailleurs d'une image militaire dégradée.

Cependant, la présence kurde se maintint dans les sphères civiles de l'État, notamment dans la magistrature et les milieux de l'enseignement juridique. Les structures de gouvernement et les stratégies de légitimation du nouveau pouvoir, qui ne se fixèrent qu'au milieu du règne du célèbre sultan Baybars (1260-1277), de manière fortuite et peu organisée, laissèrent aux Kurdes une certaine marge de manoeuvre.

Par ailleurs, la volonté de Baybars de s'allier avec les familles de militaires kurdes connues sous les Ayyoubides, avec les Shahrazuriyya, un groupe de plusieurs milliers de guerriers kurdes tribaux poussé vers l'ouest par les invasions mongoles, ou avec les émirs kurdes du territoire ilkhanide, ralentit le processus de marginalisation de l'ensemble kurde au sein du sultanat. Adoptée par les successeurs du sultan, cette politique visait à élargir sa base politique au sein de l'État, mais aussi à lutter efficacement contre les menaces franques sur le littoral, et contre celles des Ilkhanides en Syrie et en haute Mésopotamie.

Le temps des lettrés

Sous les Ayyoubides, les Kurdes avaient en outre joué un rôle d'intermédiaires entre société civile et société militaire. Ce rôle se perpétua dans les débuts de la période mamelouke. La présence kurde dans les villes de Syrie et d'Égypte est ainsi largement attestée au XIIIe siècle : mosquées portant le nom d'émirs et de chefs de tribu kurdes, cimetières et quartiers kurdes marquaient le territoire de l'empreinte de cette population. Les Kurdes étaient nombreux dans les milieux lettrés, notamment parmi les cadis*.

Néanmoins, la position des oulémas* kurdes se dégrada à partir de la fin du XIIIe siècle. Au début du XIVe, on ne connaît plus de cadi important et encore moins de grand cadi kurde, ni en Syrie, ni en Égypte. A Damas et au Caire, les grandes familles kurdes disparurent du devant de la scène. On ne doit pas nécessairement voir dans ce phénomène une discrimination contre les oulémas kurdes, mais le résultat de la réforme de la judicature mise en place par Baybars en 1265 pour donner une place équivalente à chacune des quatre écoles juridiques sunnites. Réforme qui tendait cependant aussi à renforcer en sous-main l'école hanafite que privilégient les Mamelouks et plus généralement les Turcs (les Kurdes restant massivement liés au chafiisme).

Ce qui caractérise la culture des Kurdes vivant dans les grandes villes du Moyen-Orient médiéval est un fort attrait pour les pratiques religieuses ésotériques et mystiques, notamment le soufisme*. Ces pratiques soufies impliquaient aussi bien le petit peuple citadin que les élites lettrées et militaires, dont les émirs mamelouks. Beaucoup de tariqa, ces confréries soufies ou « voies mystiques », sont nées assez loin de l'Égypte et de la Syrie, en Orient : d'ailleurs, leurs représentants dans l'espace mamelouk étaient souvent eux aussi originaires d'Orient, c'est-à-dire de haute Mésopotamie et d'Iran. L'historien Louis Pouzet, qui a étudié les sphères lettrées de Damas au XIIIe siècle, note ainsi au sujet des milieux mystiques de Damas « l'influence de l'Est » et, surtout, pour ce qui nous concerne, le « relais kurde » important sur le chemin de cette émigration.

La seconde moitié du XIIIe siècle vit le renforcement, parmi les autorités mystiques kurdes, dans l'espace syro-égyptien aussi bien qu'en haute Mésopotamie, de la tariqa Adawiyya. Cette association mi-confrérie-mi-société secrète rassemblait de nombreux Kurdes versés dans les pratiques mystiques et s'adonnant au culte des maîtres soufis adawis. Elle s'imposa au sein des réseaux de l'élite lettrée et militaire tout en participant activement à la stratégie de l'État mamelouk dans sa confrontation aux Francs et aux Mongols ilkhanides. Pour toutes ces raisons, et du fait de son activisme, l'Adawiyya fut intrinsèquement liée aux Kurdes et agit comme une sorte de catalyseur de leur identité.

Les atouts militaires, sociaux et politiques dont bénéficiaient les Kurdes en Égypte-Syrie (territoire sous domination mamelouke) ne leur ont pourtant pas permis, sous le régime mamelouk, de continuer à jouer le rôle qu'ils exerçaient naguère. Privées de la protection que constituait la dynastie ayyoubide, les forces kurdes apparaissent de plus en plus comme un groupe en déshérence.

A trois reprises au moins, cependant, les conditions furent réunies pour que les Kurdes se soulèvent. La première tentative de coup d'État se déroula en 1262, quelque temps après la prise de pouvoir de Baybars, lorsqu'un cadi kurde de Maks, quartier de l'ouest du Caire, tenta de fonder une dynastie kurde en s'alliant à des notables civils kurdes, de vieilles familles de l'aristocratie ayyoubide et aux Kurdes Shahrazuriyya. La deuxième eut lieu à l'apogée du règne du sultan*, en 1271. Au faîte de leur puissance, les Kurdes Shahrazuriyya tentèrent d'introniser Al-Malik al-Aziz, un des derniers Ayyoubides de Syrie. La troisième constitua un défi lancé par la confrérie kurde Adawiyya au pouvoir du jeune souverain mamelouk Al-Malik al-Nasir Muhammad, dont la légitimité était loin d'être assurée face à ses pairs, au moment de son premier règne. Ces conjurations furent des échecs cuisants.

Amoindrie mais bien réelle, l'influence des Kurdes au coeur de l'État mamelouk se transformait, au fur et à mesure qu'elle s'amenuisait, en une simple capacité de nuisance. Les Kurdes, alors que s'éloignait pour eux la perspective de jouer un rôle clé au sein de l'État mamelouk, n'envisageaient plus leur intervention que sous la forme d'un renversement du régime. C'est finalement en territoire mongol que les militaires kurdes retrouvèrent une certaine « dignité » politique, tout en servant de manière indirecte les desseins du sultanat mamelouk.

Un nouveau rôle chez les Mongols

Dans la zone ilkhanide, la situation n'en était pas moins inconfortable. L'impérialisme mongol réduisait quasiment à néant les possibilités d'une influence politique des Kurdes. De fait, au centre de l'État ilkhanide, à l'Ordo, la cour itinérante des souverains mongols d'Iran, leur impact fut nul.

Il ne faudrait pas pour autant négliger les ressources dont les tribus et les pouvoirs kurdes disposaient en « Pays kurde », aux marges de l'Ilkhanat. Subissant de front l'avancée mongole, les acteurs kurdes locaux firent du fâcheux inconvénient de leur faiblesse militaire face à l'expansionnisme mongol un atout pour leur autonomisation. Le cataclysme mongol passé, les tribus kurdes, tout à la fois insaisissables et ancrées dans leur territoire montagneux, protagonistes politiques principaux de la région, firent valoir leur « droit » à exercer violence et souveraineté sur leurs terres. Jouant de la nécessité, pour les Ilkhanides, de rationaliser la gestion étatique du territoire et de la volonté, de la part des Mamelouks, d'affaiblir l'emprise mongole, les Kurdes tirèrent leur épingle du jeu.

Les sources font le récit d'un lent et incomplet processus d'intégration de ces forces politiques kurdes au sein de l'Ilkhanat. Dans un premier temps, elles furent en butte aux autorités mongoles, qui avaient pour objectif de les soumettre ou de les anéantir. Mais, par la suite, certains Kurdes devinrent des affidés de l'État ilkhanide. D'autres s'alliaient alternativement avec le camp mamelouk et le camp ilkhanide. D'autres encore ne rendaient de comptes à personne.

L'incorporation du territoire kurde dans l'Ilkhanat se déroula en plusieurs phases. Tout d'abord, il s'agit pour les Mongols d'assurer la circulation des troupes entre la haute Mésopotamie, l'Anatolie et l'ensemble de l'Ilkhanat. Pour répondre à cette exigence, les Mongols créèrent le corps des qaragul : ces troupes, souvent recrutées parmi les Kurdes, étaient chargées de contrôler les routes de la province. La délégation de pouvoir aux acteurs locaux en territoire kurde était le signe de l'établissement de canaux de communication entre un centre politique mongol et une périphérie kurde. Dernier élément de l'intégration, la captation des ressources ne s'opérait plus au moyen de l'exercice ponctuel de la violence, mais par le biais d'une fiscalité rationnelle, continue, solidement établie.

Paradoxalement, et malgré la contrainte exercée par les Mongols, le territoire iranien et la haute Mésopotamie furent le lieu d'épanouissement des leaders politiques et militaires kurdes. Le nombre important des émirs en activité dans ces régions suffit à en donner la preuve : sur 272 émirs kurdes connus entre 1250 et 1340, 147 exerçaient leur pouvoir en territoire ilkhanide, c'est-à-dire au coeur du « Pays kurde ».

Pendant ce temps, les sultans mamelouks, eux, continuaient de considérer que la vocation des Kurdes était de faire le djihad contre les Mongols. Peu importe si la plupart d'entre eux avaient prêté allégeance à l'Ilkhanat, ils restaient les alliés naturels des Mamelouks. On connaît environ une cinquantaine d'émirs kurdes enregistrés dans le diwan al-insha* (bureau de la chancellerie) mamelouk et avec lesquels celui-ci entretenait une correspondance régulière. Il s'agissait d'envoi de manshura (décrets) établissant officiellement un émir dans une principauté de la région ou renouvelant le droit de ses descendants à y exercer une autorité. Cet exercice n'avait que de très superficielles conséquences, puisque les Mamelouks ne disposaient d'aucun pouvoir direct sur la haute Mésopotamie. On trouvait cependant dans ce territoire kurde sous influence mongole de réels alliés des Mamelouks.

Dans la majorité des cas, la stratégie que les Kurdes adoptèrent ne fut pas une tactique (intenable) d'opposition frontale aux Mongols. Ils faisaient montre d'une très grande ambiguïté dans leurs rapports à ces derniers. Leur seul recours pour s'assurer une implantation durable et fructueuse était de soutirer à chaque partie les ressources dont ils avaient besoin, en s'alliant timidement aux Mamelouks tout en faisant le maximum pour complaire au pouvoir mongol, sans pour autant lui laisser la possibilité de phagocyter la principauté ou d'opposer des représailles violentes à ce qu'il aurait considéré comme de l'insubordination.

A moyen terme, cette stratégie jouait surtout en faveur des Mamelouks, qui avaient beaucoup à faire pour rattraper le niveau d'influence des Mongols en territoire kurde et qui ne pouvaient se confronter directement à la puissance ilkhanide dans cette région. L'enjeu était pour les Mamelouks de constituer une aristocratie kurde prête à les soutenir, préparant ainsi leur infiltration dans l'Ilkhanat.

Le « pays des Kurdes »

L'élaboration de toutes pièces de pouvoirs aristocratiques kurdes en haute Mésopotamie eut des conséquences encore plus larges pour la formation et la continuation d'un territoire propre aux Kurdes, et donc d'une autochtonie kurde. Alors que l'État ilkhanide s'ingéniait à reproduire le modèle impérial seldjoukide (dans lequel l'identité kurde s'estomperait), les Mamelouks soutenaient la fondation d'un djibal (montagnes) étendu, rebelle et foncièrement islamique, exclusivement kurde et théoriquement indépendant du contrôle mongol. Ce territoire fut désormais désigné comme celui des Kurdes : Bilad al-Akrad (pays des Kurdes), Djibal al-Akrad (montagnes des Kurdes) ou Al-Mamlaka al-Hasina al-Akradiyya (provinces impénétrables des Kurdes). Le terme de Kurdistan, d'origine iranienne, apparaît, lui, un peu plus tard, entre le XIIIe et le XIVe siècle, mais c'est l'exact équivalent de l'expression arabe Bilad al-Akrad. L'usage de ces appellations dès le XIIe siècle a contribué à la construction d'un territoire kurde.

Le processus d'autochtonisation kurde, à l'oeuvre depuis plusieurs siècles, impliquait, à différentes échelles, les tribus kurdes, les autres populations de la région, les petites dynasties locales, les pouvoirs impériaux et les groupes de grands nomades traversant cet espace. L'invasion mongole de 1256 en est une des dernières étapes. La zone d'influence des tribus/familles princières des Rushakiyya, des Hakkariyya et des Mazanjaniyya se présente donc au XIVe siècle comme le noyau dur d'un territoire défini par les sources historiographiques et les pouvoirs impériaux de la région comme exclusivement kurde.

L'épuisement de l'asabiyya kurde en territoire mamelouk ne fut donc pas définitif. Loin de disparaître, elle se recomposa en territoire kurde sous influence mongole. Par ailleurs, le retour des Kurdes au monde des confins selon la lecture d'Ibn Khaldun ne doit pas être compris comme un retour à des marges inconsistantes, réserves d'une violence susceptible d'être captée par les pouvoirs d'État. Structurée par l'histoire, par l'intervention des États et par le va-et-vient des groupes et des individus kurdes entre zones urbaines et territoire tribal, la périphérie kurde est déjà en passe, au XIVe siècle, de se constituer en un centre politique. Transmises, de génération en génération l'attitude des pouvoirs tribaux kurdes et celle de l'État vis-à-vis d'eux ont fixé pour des siècles ce territoire de l'entre-deux.

 
Источник: lhistoire.fr