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Kurdistan: Langue, Culture, Identité, Qu'est-ce qu'être Kurde?

Chris Kutschera   /   26 октября 2017 года

Toutes les théories sur le nationalisme en conviennent: la langue est un facteur déterminant, sinon exclusif, de la formation d’une Nation: sans une langue, sans une culture sous-tendue par une langue, il n’y a pas de Nation.

Apparemment, les Kurdes entrent dans cette catégorie: tout en étant aujourd’hui le plus grand “Peuple sans Etat”, ils ont une langue et une culture qui leur donne un vif sentiment d’identité -- une identité qui a survécu à des siècles de répression et d’assimilation, et qui les conduit à se battre pour les droits de la Nation Kurde.

Mais en fait la situation n’est pas si claire: victimes d’une terrible répression dans tous les pays où ils vivent, les Kurdes connaissent à peine leur propre langue, et encore moins leur culture. Nombre d’entre eux ne connaissent pas du tout leur langue maternelle, ou la parlent si mal qu’ils utilisent la langue dominante quand ils veulent écrire ou parler de leurs droits nationaux...

Les Kurdes de Turquie, en particulier, sont tellement victimes de campagnes d’assimilation poursuivies depuis des décennies que l’on ne peut s’empêcher de ressentir un profond malaise devant ces militants prêts à mourir pour une patrie qui n’existe que dans leur imagination, et qui ressemblent tellement, par leur langue et leur culture, à l’Autre, à cet Ennemi contre lequel ils se battent. Finalement, qu’est-ce qu’un Kurde? Quelles relations y-a-t-il, s’il y en a, entre sa langue, sa culture et son identité?

Reposant sur des entretiens avec un nombre très limité (30) de militants et d’intellectuels kurdes de Turquie, Iran, Irak et Syrie vivant en France, cette étude ne prétend pas apporter de réponses définitives: c’est plutôt une introduction à un sujet très complexe: l’identité kurde.

1) Où les Kurdes vivent-ils? Que parlent-ils?

Le Kurdistan, le pays des Kurdes, n’a pas de frontières définies, et il n’y a pas de statistiques exactes sur le nombre des Kurdes. Selon des estimations approximatives, plus de 25 millions de kurdes vivent dans les différentes parties du Kurdistan dont la division a été sanctionnée par les Traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923): c’est de cette époque que date l’éclatement de la communauté de langue kurde, réduite à un “statut de minorité”, de “Nation sans Etat”, entre cinq pays (Voir “Nationalism and Language in Kurdistan” par Amir Hassanpour, 1992):

- La Turquie: Le territoire kurde occupe le sud-est du pays (14 de ses 67 provinces). Sa   superficie est de 150.000 km2, sa population de 15 millions. Aujourd’hui, après 15 ans de guerre non déclarée dans le sud-est de la Turquie, plusieurs millions de Kurdes vivent   dans la partie occidentale de la Turquie.

- Irak: Territoire kurde: environ 75.000 km2. Population:  5 à 6 millions.

- Iran: Territoire kurde: environ 120.000 km2. Population: 6 à 8 millions.

- Syrie: Les Kurdes vivent principalement dans trois régions (Djéziré, Djebel Akrad, Ain-Arab). Population: 1,5 million.

- ex-URSS (Arménie, Azerbaidjan, etc) Population: 500.000.

La diaspora comprend un demi-million de Kurdes en Allemagne, 100.000 en France, 50.000 en Hollande, 25.000 en Belgique et en Autriche, et plusieurs milliers en Arabie Saoudite.

Il n’y a pas une seule langue kurde, mais au moins trois dialectes différents: le Kurmandji, le Zaza, et le Sorani. Le Zaza est parlé au Kurdistan de Turquie autour de Diyarbakir; Le Kurmandji est parlé dans une vaste zone géographique comprenant le Caucase, la Turquie, et le nord de l’Irak (Badinan), tandis que le Sorani est parlé dans le sud du Kurdistan irakien et dans le Kurdistan iranien. Le Sorani est lui-même sub-divisé en plusieurs groupes.

Pour rendre les choses plus complexes, les Kurdes sont divisés par une autre barrière culturelle: une frontière alphabétique sépare les Kurdes vivant en Iran et en Irak, qui utilisent un alphabet dérivé de l’alphabet arabe traditionnel, et les Kurdes vivant en Turquie et dans le Caucase, qui utilisent l’alphabet latin, qu’ils ont adopté après que la République kémaliste l’ait fait pour la langue turque, mettant les Kurdes de Turquie dans l’impossibilité de lire les quelques livres kurdes classiques écrits en vieux caractères arabes (“Osmanli”). Les Kurdes de Syrie, qui ont été les premiers à utiliser les caractères latins, sous l’influence des frères Bedir Khan, continuent d’utiliser les caractères latins.

Dans tous ces pays, la langue kurde n’a pas de statut officiel (excepté en Irak, dans la “région autonome”) et tous les Kurdes qui vont à l’école et à l’université apprennent une “langue dominante” et s’imprègnent d’une “culture dominante”. La langue de la culture, de la modernité, de la politique, c’est le Turc, l’Arabe, le Persan, etc.

Quoique la culture kurde soit essentiellement une culture orale, tout cela n’a évidemment pas contribué à forger une identité commune...

2) L’Héritage

2-1 La Famille: Presque tous les Kurdes que nous avons interviewés peuvent être considérés comme des “nationalistes” -- c’est pourquoi nous avons été amenés à les rencontrer dans des partis ou des associations kurdes. La plupart sont des intellectuels, mais quelques uns sont des ouvriers ou des employés. A part trois femmes, ce sont tous des hommes. Presque tous sont nés dans les années 1950 et 1960 dans des villages, et presque tous leurs parents étaient des paysans. Ils ont un héritage commun: l’éducation des parents était très médiocre. Seulement la moitié de leurs pères sont allés à l’école primaire, et seulement quatre d’entre eux  à l’école secondaire. Certains des pères qui ne sont pas allés à l’école primaire ont appris à lire et à écrire le Turc pendant leur service militaire. En ce qui concerne les mères, les chiffres sont encore plus consternants: seulement quatre d’entre elles (sur 30) ont eu une éducation primaire à peu près complète -- et aucune n’est allée à l’école secondaire. Presque toutes sont incapables de parler le Turc (ou l’Arabe ou le Persan).

Qu’ils soient nés au Kurdistan de Turquie, d’Iran, d’Irak, ou de Syrie, tous ces kurdes ont vécu à peu près la même enfance: la seule langue parlée à la maison et dans les rues du village était le Kurde. Les seules exceptions sont:

- Un Kurde né à Van, où le turc était fréquemment parlé dans la rue.

- Deux Kurdes chrétiens (Chaldéens) qui parlaient le Sureth (Chaldéen) à la maison, et le Kurde dans la rue.

- Trois Kurdes dont les familles avaient émigré à l’ouest de la Turquie (Hatay, Ankara) et qui parlaient le Turc à la maison.  A part ces exceptions, tous ces Kurdes vivaient dans un monde kurde, et leur premier contact avec la langue dominante a eu lieu quand ils ont été envoyés à l’école.

2-2 La Culture kurde populaire

Quoique presque tous ont été élevés dans un monde où la seule langue parlée était le Kurde, leurs contacts avec la culture kurde traditionnelle différent énormément:

En Iran et en Irak, ces jeunes kurdes ont été profondément imprégnés par la culture kurde orale traditionnelle: “Nous avons appris toute notre histoire en écoutant les chants et les contes récités par nos oncles et nos grands mères”, dit Khosrow , un Kurde d’Iran; “pendant l’hiver, tout le village se réunissait dans la maison de l’agha (propriétaire féodal) et nous écoutions les chants du “dengbej” (barde kurde traditionnel). Comme de nombreux Kurdes d’Iran et de la partie orientale de la Turquie, ce Kurde a écouté par la suite Radio Erevan, qui émettait tous les après-midi pendant une heure en Kurde : “On se rassemblait tous autour de la seule radio du village, ou dans les alpages l’été, pour écouter et apprendre ces chants kurdes traditionnels si beaux qui nous venaient de loin”.

“Nous avions toujours beaucoup d’invités”, raconte Kamal, un Kurde irakien de Penjwin. “Certains racontaient des histoires, d’autres chantaient. Quand j’étais enfant, j’ai entendu toutes les histoires sur Shirin et Ferhad; Mem o Zin; cheikh Mahmoud; et des histoires sur un rebelle local, Khoula Piza, qui s’est battu contre le roi pendant les années 1950, et qui a été vendu par un traître (Les récits kurdes sont pleins de traîtres). Quand j’étais gamin, je ne connaissais que ça”.

“Il y avait des chanteurs qui racontaient des histoires qui duraient des heures, Mem o Zin, etc”, dit Ahmed, un Kurde irakien du Badinan, “J’avais un oncle à Amadia dont la maison était pleine chaque soir de 20 heures à 1 heure du matin: des bardes racontaient des histoires de batailles, de résistance et d’amour. Mon père racontait des histoires sur les conflits entre les Kurdes et les Assyriens... Et nous avions des danses: au Badinan, tout le monde danse, y compris les gamins de 2 ans! Cela fait partie de la vie. Nous avions au moins 20 danses différentes, avec des chants différents”.

En Turquie, c’est une autre histoire. Certains Kurdes, qui vivaient dans le coeur du pays kurde, ont fait le même apprentissage de la culture kurde orale -- ou “culture populaire” -- . “Mon père (un petit commerçant) était l’un des meilleurs interprètes des poèmes de Malla Djéziré;  ses amis, les quelques hommes du village qui savaient lire et écrire, les moullas, et quelques cheikhs, avaient l’habitude de venir l’écouter en mangeant des pâtisseries et buvant du thé”, se souvient Kendal. “Nous avions des voisins qui chantaient des chansons d’amour; la femme d’un tisserand chantait en  filant... La musique faisait partie de notre vie. Et nous avons été élevés avec les poèmes d’Ahmed Khani et de tous les autres poètes kurmandjis. Mon père avait un vieil exemplaire du “Divan” de Malla Djéziré et aussi un exemplaire de “Mem o Zin” en caractères arabes: nous étions l’élite”.

Né 15 ans plus tard dans l’ouest de la Turquie, Ahmet, un jeune ouvrier kurde de la région de Marach n’a jamais entendu un de ces conteurs: “Les gens avaient peur de faire quoi que ce soit en Kurde. Mon grand père avait quelques cassettes de vieille musique kurde qu’il cachait soigneusement”.

La fille d’un fonctionnaire alévi, Hava , une jeune femme kurde a passé toute sa vie dans l’ouest de la Turquie -- Izmir, Marmaris, Ankara etc. Ses parents parlaient Turc à la maison -- mais ils parlaient kurde quand les grands parents venaient les visiter. Et elle avait l’habitude d’aller passer les vacances d’été dans le village de la famille près d’El Azig. “Nous dansions des “danses folkloriques turques”, dit-elle; “nous ne disions pas des “danses kurdes”. Et mon grand père me racontait des histoires en turc -- il pensait que je ne comprendrais pas le Kurde”!

Un Alévi parlant Zaza , Ali, dont la famille a été déportée de Pulumur, dans le Dersim, dans l’ouest de la Turquie, dans un village près de Brousse, n’a jamais appris le dialecte Zaza parlé par ses parents: “Mon père voulait que nous soyons totalement intégrés dans la société turque; il pensait que si j’apprenais le Zaza, j’aurais un accent en Turc”... Isolé dans un village en majorité turc, ce petit groupe de familles kurdes a été coupé de la vie culturelle kurde traditionnelle. Ali n’a jamais vu un barde kurde, il n’a jamais entendu un conteur kurde. Il se souvient vaguement de la visite de “pirs” et “deddés” (chefs religieux alévis). Mais il admet volontiers que sa connaissance de la culture kurde est pratiquement nulle.

3) L’Ecole et la langue dominante

Tous ces Kurdes ont eu le même choc: ils ont découvert pour la première fois que des hommes parlaient une autre langue quand ils sont allés pour la première fois à l’école primaire. Et très souvent cela a été une expérience traumatisante.

Particulièrement en Turquie, où ils étaient envoyés dans des pensionnats spécialement conçus pour assimiler les enfants kurdes. “Le pensionnat était construit dans un village très éloigné du mien”, raconte Abdoulla, un Kurde du Dersim. “J’y ai été envoyé à 6 ans. Cela a été une vraie catastrophe. Je ne me souviens pas d’avoir entendu quelqu’un parler le turc avant. A cette époque il y avait une campagne contre les Kurdes, l’atmopshère était terrible”.

“Nous avions une école dans notre village, quelques professeurs étaient Kurdes, les autres Turcs”, raconte un Kurde de Bingol, qui ajoute: “La première année, nous n’allions pas à l’école tous les jours, nous étions perdus dans un désert. C’est seulement la seconde année que j’ai compris qu’il y avait une autre langue, le Turc”...

“Nous avions aussi une école dans notre village”, dit un jeune ouvrier de Marach; “tous les professeurs étaient Turcs, ou s’ils étaient Kurdes, nous l’ignorions. Le professeur nous forçait à parler en Turc, et il nous battait si nous parlions en Kurde. Il nous demandait de dénoncer les enfants qui parlaient Kurde à la maison. Chaque matin nous répétions les mêmes slogans kémalistes. J’ai mis 3 ans à apprendre à parler Turc”.

“Je suis allé seulement un jour à l’école”, raconte Delil, un Kurde de Hinis, “et je n’y suis pas retourné: un de mes amis avait été sévèrement battu parce qu’il n’arrivait pas à lire l’alphabet turc”... Aussi est-il allé dans une “madrassa”, une école religieuse, et il a vite suivi sa famille en France.

“J’étais le seul enfant kurde dans une classe de gosses turcs”, raconte Chowki , un Kurde dont la famille vivait près d’Ankara, “Je ne pouvais pas jouer avec les autres enfants, et pendant une semaine j’ai refusé de retourner à l’école. Le professeur turc était choqué que je ne puisse pas parler Turc... Je ne comprenais rien, c’était l’enfer. J’avais 6 ans, et j’ai mis un an à m’adapter”.

“Je suis allé à l’école à Van avec mes soeurs”, raconte Sinan , un Kurde né dans cette grande ville de l’est de la Turquie. “Les professeurs étaient turcs, ils parlaient seulement le Turc, c’était honteux de parler Kurde. Ils nous acceptaient, moi et mes soeurs, parce que notre famille était riche, mais tous les autres élèves étaient Turcs. Pour eux les Kurdes étaient des montagnards qui ne se lavaient pas, qui ne mangeaient pas proprement, nous étions des “Kurdes avec une queue”. J’ai mis 3 ou 4 mois à comprendre quelque chose, mais après les vacances d’été j’avais tout oublié, et il a fallu recommencer à zéro”.

Evidemment, les Kurdes vivant dans l’ouest de la Turquie dans des familles qui parlaient turc à la maison n’avaient pas tous ces problèmes: ils étaient déjà suffisamment assimilés pour aller dans une école turque sans problème. Ils ignoraient même que cela pouvait poser problème.

En Iran, quoique l’enseignement se fasse en Persan, aller à l’école n’était pas une expérience aussi traumatisante pour les jeunes Kurdes: “Je suis allé à l’école en ville”, dit Aziz, un Kurde de Mahabad, “tous les professeurs étaient des Kurdes, des amis de notre famille. Les livres étaient en Persan, les instituteurs nous faisaient les cours en Persan, et nous ne comprenions rien, mais ils nous donnaient des explications en Kurde. J’ai mis 3 ans à lire correctement en Persan”.

En Syrie, l’école pouvait être une expérience traumatique: “Quaand mon père m’a envoyé à l’école à Alep”, dit Semo, un Kurde d’Afrin, “je ne savais même pas ce que c’était qu’un Arabe! J’étais le seul Kurde de ma classe, et les enfants m’insultaient, criant: “Kurde, âne, montagnard”... Après un an de ce traitement, j’ai supplié mon père de m’envoyer à l’école de mon village”.

En Irak, l’école était une expérience totalement différente dans certaines parties de la région kurde: “Je suis allé à l’école primaire à Penjwin”, raconte Kamal. “Tous les professeurs étaient Kurdes, et les cours étaient en Kurde; au bout de 4 ans, nous avions un cours d’introduction à l’Arabe”. Mais l’école secondaire à Souleimania était totalement en Kurde. En fait, ce programme changeait avec la situation politique des Kurdes en Irak: certains de ses frères ont fait leurs études en Arabe, mais les professeurs, qui étaient Kurdes, expliquaient tout en Kurde...

Dans le Badinan,  dans le nord du Kurdistan irakien, l’enseignement se faisait en Arabe avant 1970 et après 1975, quand le mouvement du général Barzani s’est effondré. Le gouvernement irakien a organisé un “référendum”, et les habitants du Badinan ont “voté” pour que leurs enfants étudient en Arabe... Mais souvent les professeurs expliquaient en Kurde si les enfants ne comprenaient pas. Ahmed , un jeune Kurde dont la famille a émigré de Bamarné à Mossoul, en dehors de la zone kurde, fut alors confronté à des professeurs qui ne parlaient que l’Arabe. “Un jour un professeur m’a posé une question. Je connaissais la réponse, mais j’étais incapable de le dire en Arabe devant tous ces enfants arabes. J’étais incapable de dire un mot. Le professeur a crié, j’ai pleuré... J’ai dit en Kurde: “Je ne peux pas parler Arabe”... Le professeur n’a pas compris, et un enfant qui parlait bien l’Arabe a dû expliquer ce qui se passait”...

4) Education supérieure et culture dominante

Après ces diverses expériences et ces premiers contacts problématiques avec la langue dominante, ces jeunes Kurdes ont fini par apprendre à lire et à écrire correctement la langue officielle du pays dans lequel ils vivaient --  le Turc, l’Arabe, le Persan. Nombre d’entre eux ont terminé le lycée et sont allés à l’université.

Ils ont tous la même culture: la culture dominante de leur pays. Les Kurdes de Turquie lisaient Nazim Hikmet, Yachar Kemal, Orhan Kemal, Ahmet Arif, Aziz Nesim, Kemal Tahir...   La plupart devinrent des militants “progressistes”, et lisaient les ouvrages marxistes classiques: les oeuvres de Marx, Lénine, Kim il Sung, et même Che Guevara.. Et aussi les classiques russes (Tolstoï, Dostoïevski) et français (Hugo, Dumas, Zola)... et Brecht et Gorki. (Après le coup d’état militaire de septembre 1980, de nombreux Kurdes détruisirent ces livres. Un Kurde de Van affirme que toute personne trouvée en possession d’un livre de Gorki était mis en état d’arrestation pendant 45 jours...). Certains d’entre eux lisaient même des romanciers latino-américains comme Jorge Amado... Bref, leur culture était la culture d’un jeune Turc moderne cultivé et progressiste. Et cette culture turque dominante est tellement  forte que certains jeunes Kurdes vivant en Turquie refusent d’avoir un prénom kurde et de parler Kurde, disant: “Ici, nous sommes en Turquie, nous devons parler Turc”.

En Iran, c’était la même chose. Ces jeunes intellectuels lisaient Hafez, Ferdowsi, Nizami Mullavi, les maîtres de la littérature persane, et les écrivains européens lus par leurs lointains “cousins” de Turquie... Leur culture était persane. Un artiste kurde, Siamand, vivant à Paris affirme que la culture kurde est “insidieusement menacée par les media iraniens qui ridiculisent tous les aspects de la culture kurde: c’est plus dangereux qu’une interdiction”. “De nombreux jeunes Kurdes vivant en Iran ont maintenant tendance à utiliser des mots persans pour impressionner les gens”, dit Aziz, un militant kurde, “pour montrer qu’ils réussissent dans leur carrière, qu’ils ont une position dans la société, qu’ils travaillent à Téhéran, la capitale”.

En Irak, les Kurdes étaient plus bi-culturels: ils lisaient de nombreux classiques en Arabe -- parce que Dostoïevski, Tolstoï et Gogol n’ont pas été traduits en Kurde. Ils lisaient aussi beaucoup de livres en Arabe sur la politique contemporaine. Mais ils avaient aussi une véritable culture kurde: les maîtres de la poésie kurde sont imprimés et disponibles en Sorani. Et quelque fois un miracle a lieu: Kamal a trouvé un exemplaire du Zadig de Voltaire en Kurde dans une boutique de livres d’occasion. De nombreux livres sur l’histoire kurde sont également disponibles dans cette langue. En fait, cela concernait surtout les Kurdes du district de Souleimania: les Kurdes du Badinan étaient plus “arabisés”.

Tout cela a changé avec la nouvelle situation créée en 1991 avec la formation d’un “gouvernement régional” kurde à Erbil, et la généralisation de l’enseignement en langue kurde dans la région.

Cependant un Kurde du Badinan (un Chrétien chaldéen) laisse entendre que la culture kurde traditionnelle ne répond pas à ses aspirations: “Aujourd’hui, je veux des livres de politique, sociologie, histoire... Je n’ai pas besoin d’un poète qui chante la beauté des murmures d’une cascade coulant du haut d’une montagne... Le “Divan” de Haji Kadir Koy n’est pas mon livre de chevet”. Mais un autre Kurde (un Chaldéen de la région de Souleimania) prétend que quelqu’un qui parle Arabe a plus de “prestige”: “Parler bien l’arabe, c’était être bien vu. C’est la langue de l’Etat, la langue des gens cultivés; les Kurdes sont illettrés. Et aussi, l’Arabe, c’est la langue des Arabes dans le monde entier. Aussi, même quand nous parlions Kurde, c’était bien vu d’utiliser quelques mots en Arabe, d’employer des proverbes arabes. Je suis tombé dans le piège: nous étions des Kurdes déplumés”.

Les Kurdes de Syrie ont une culture arabe: tous les livres qu’ils lisent -- les romans, les livres politiques -- sont en Arabe. Les partis politiques kurdes apprennent à leurs sympathisants à lire et à écrire en Kurde, et distribuent des tracts et des bulletins rédigés en Kurde, mais cela reste largement un instrument de propagande politique, et non un outil de propagation de la culture.

5) L’importance de la langue kurde.

Tous ces kurdes qui sont plus ou moins acculturés, mais pas assimilés, sont d’accord pour souligner l’importance de la connaissance de la langue, et le lien entre la langue kurde et l’identité.

“C’est un des fondements de l’identité; si vous n’avez pas ça, qu’est-ce que vous avez?”, demande Yonan, un Kurde chaldéen vivant maintenant aux Etats-Unis. “Si un peuple n’a pas sa langue propre, on ne peut pas dire que c’est un peuple”, convient AbdoulRahman. “C’est l’outil nécessaire pour une nation”, ajoute Joseph; “sans elle, comment quelqu’un peut-il forger un lien avec son passé, avec sa littérature, avec ses ancêtres, avec son histoire”? “C’est vital, c’est mes rêves, mon passé, mon histoire”, déclare Kamal. “Je ne pourrais pas imaginer parler à ma mère dans une autre langue. Je rêve en Kurde, et quelque fois en Français. Si je ne connaissais pas cette langue, je serais coupé de mes racines, de tout mon passé, de toutes ces femmes nomades qui chantent des berceuses”. “C’est un héritage de plusieurs siècles”, ajoute Kendal. “Une langue n’est pas un outil neutre: la façon d’appréhender le monde est façonnée par la langue, il y a une charge émotionnelle dans les mots”. “Nos pensées sont formées par notre langue”, dit Hassan, “si nous parlons Turc, nous copions les Turcs”. “Notre langue est fondamentale”, estime Semo, “c’est la seule chose qui nous reste”.

“La langue c’est l’accès à la modernité”, conclut Kamuran, “et la langue kurde a presque disparu: c’est la langue d’un cercle d’intellectuels, et de Kurdes restés illettrés”.

6) L’Identité Kurde

La question “Etre Kurde, c’est quoi?” suscite des réponses étonnantes: “C’est un délit”, dit Delil. “Un Kurde est un esclave”, répond Mehmet. “C’est être pauvre et malheureux”, dit Kendal. “Etre Kurde, c’est être malheureux, maudit et se sentir seul”, ajoute Seydo. “C’est être dépourvu de droits et d’amis”, dit Aziz. “C’est être malheureux; je ne crois pas qu’il y ait de Kurdes heureux”, ajoute Baran. “Les Kurdes sont un peuple malheureux, un peuple divisé, une colonie”, dit Faik. “C’est être bombardé, chassé de ville en ville”, dit Kamal. “Les Kurdes sont un peuple qui a souffert, fait tellement de sacrifices; c’est le dernier peuple sans drapeau officiel”, dit Ahmed. “Si j’avais pu choisir, je ne serais pas né Kurde”, conclut Abdoulla.

A côté de ces définitions très politiques, très négatives et pessimistes, quelques Kurdes formulent des définitions plus classiques et plus positives: L’identité kurde est basée, disent-ils, sur ces traits communs: une langue, une culture, et une histoire. Quelques Kurdes mentionnent une mentalité, une physionomie et un comportement communs: les yeux, le visage, l’allure... Mais ils ajoutent que les Kurdes sont tellement mélangés que leur identité n’est pas basée sur un critère racial. Expliquant pourquoi il n’est pas facile de définir clairement ce qu’est un Kurde, Joseph dit que “aujourd’hui, après 40 ans de guerres et de persécutions, l’âme kurde est un peu brisée”. “Les Kurdes sont pensifs”, conclut Hassan, “ils ont les yeux au pays, au village; ils cherchent leur identité. Un Kurde ne sait pas où il est, il n’a jamais vécu son identité”.

7) Qu’est-ce qu’un Kurde?

Pas très à l’aise pour définir clairement “Qu’est-ce qu’un Kurde?”, les Kurdes que nous avons interrogés sont amenés à le dire plus clairement quand on leur demande finalement ce qu’ils pensent de leurs compatriotes qui ne parlent pas la langue kurde. Ils se divisent en deux catégories: ceux qui identifient clairement la notion de “Kurde” avec la “langue kurde”, une minorité -- composée surtout de Kurdes irakiens et iraniens --  qui base son opinion sur des facteurs objectifs. Et ceux pour lesquels le “sentiment d’appartenir” est plus important, et qui se réfèrent à des facteurs très subjectifs.

7-1 Kurde = la langue

“Si ces gens prétendent être nationalistes, et ne font pas tous les efforts possibles pour apprendre leur langue maternelle, c’est ridicule”, dit Kamal, un Kurde irakien. “S’ils n’apprennent pas dix mots par jour, c’est parce qu’ils courent après une modernité turque.. J’en veux aux mères des Kurdes nés à Marach et Istamboul qui ne parlent pas Kurde: elles n’ont pas fait leur travail de mères”.

“ce n’est pas un Kurde à 100 pour cent”, dit Chowki, un Kurde de Turquie, “il  peut  avoir une conscience politique, mais s’il ne parle pas le Kurde, il ne peut pas avoir reçu une identité kurde. Ce n’est pas un militantisme très sain de parler en Turc de l’indépendance des Kurdes. Il doit y avoir de la rancoeur dans ses sentiments. Sans se l’avouer, les gens choisissent ce qui est le plus arrangeant pour eux”.

“Pour mon père, les Kurdes de Kermancha, qui ne parlaient pas Kurde et étaient chiites, étaient des “Adjam”, des “étrangers”, dit Soheila, une femme kurde d’Iran. “Mon père était obsédé par la langue. Moi, J’ai une vision plus vaste, je prends aussi en considération le sentiment d’appartenir à une communauté”.

“Il y a un vers célèbre de Haji Kadir Koy (1817-1897), rappelle Ahmed, un Kurde irakien.

“Un Kurde qui ne parle pas sa langue? demande à sa mère qui est son père”?

(Le texte exact de ce vers est:

“Si un Kurde ne connaît pas sa langue, sans aucun doute sa mère est infidèle et son père adultère.

“Si un Kurde ne connaît pas sa langue, ne demandez pas: “Pourquoi”? ou “Comment”? Demandez à sa mère où elle est allée chercher ce bâtard”?)

“En d’autres mots”, ajoute Ahmed, “un Kurde qui ne parle pas sa langue n’est pas un fils légitime”. Mais comme de nombreux autres Kurdes interrogés au cours de cette enquête, Ahmed ajoute: “Mais je ne peux pas juger”...

“Je ne peux pas juger”... Manifestement, la plupart des Kurdes estiment qu’un Kurde qui ne parle pas sa langue est en quelque sorte altéré, mais en même temps ils sont conscients des épreuves terribles subies par les Kurdes de Turquie, qui ont été déportés, transplantés dans l’ouest du pays, et qui ont été empêchés d’apprendre leur propre langue.

“Non, s’il ne parle pas le Kurde, je ne peux pas l’accepter; la première chose que l’on doit faire est de parler Kurde, sa langue maternelle; c’est l’élément essentiel de l’identité”, remarque Aziz, un Kurde d’Iran. “Mais les Kurdes de Turquie, c’est différent: on leur a interdit de parler Kurde. Ils sont pardonnables. Ils sont deux fois victimes, victimes de leurs parents et victimes des autorités. Ils sont une exception à la règle: s’ils se prennent pour des Kurdes, ils sont Kurdes”.

7-2  Kurde = appartenance

Pardonnables, et s’ils pensent qu’ils appartiennent à la communauté, ils sont Kurdes. Ces deux idées reviennent dans les commentaires de la plupart des Kurdes quand on les interroge sur l’identité de leurs cousins qui ne parlent pas Kurde.

“Quelque part, leur identité boite. La langue, c’est l’essentiel pour quelqu’un qui revendique son identité”, dit Khosrow, du Kurdistan d’Iran. “Un Kurde qui ne comprend pas sa langue ne peut pas comprendre sa musique, sa culture... Mais si les Kurdes de Turquie ne connaissent pas leur langue, ce n’est pas leur faute: la langue kurde est interdite (par le gouvernement)... Mais c’est aussi la faute  des familles”.

“C’est dommage pour eux”, dit Heidi, aussi du Kurdistan d’Iran. “Ils sont Kurdes, on ne peut pas le nier -- à moitié”. Et après avoir réfléchi, il ajoute, “Ce n’est pas possible de dire qu’on est Kurde, et ne pas parler la langue”. Et après un nouveau moment de réflexion: “Mais ils peuvent prendre les armes, et faire des choses que les autres ne font pas; ils sont cent fois plus Kurdes que les Kurdes qui ne font rien. Cela dépend de la conscience”. Et de dire en conclusion: “Les Kurdes de Turquie, pourquoi demandent-ils l’indépendance et parlent-ils Turc dans leurs réunions! Pour être Kurde, il ne faut pas avoir de complexe. . La langue, c’est une question de volonté”.

“Ces Kurdes sont handicapés. Ne pas connaître sa langue, c’est un handicap, une souffrance. Ils n’en sont pas responsables”, dit Delil, un Kurde de Turquie, ajoutant: “Je ne peux pas décider moi-même si un tel est Kurde ou pas, c’est à lui de s’identifier. S’il dit qu’il est Kurde, il a des devoirs envers lui-même et ses enfants. S’il ne le fait pas en Europe (où il n’y a pas d’interdiction sur l’enseignement de la langue kurde) il est sans identité, il est assimilé: il est le produit que les Turcs voulaient faire”.

Plus indulgent, Joseph, du Kurdistan d’Irak, dit: “Ils sont pardonnables. Ce n’est pas leur faute. Qu’avons-nous fait pour ces gens là? Si quelqu’un sent qu’il est d’origine kurde, il est Kurde, et on le le félicite. Nous devons tout faire pour lui inculquer notre culture kurde. Quand quelqu’un est coupé de ses racines, il faut le greffer, comme on fait avec un olivier qui ne donne pas de bonnes olives”.

“La langue est fondamentale”, dit Semo, un Kurde de Syrie, qui ajoute immédiatement: “Je ne dis pas que c’est nécessaire, sinon nous devrions rejeter la moitié des Kurdes de l’ouest de la Turquie: ils ont été déportés, ils ne parlent pas Kurde, mais ils sont Kurdes. Ils ont l’âme kurde. C’est plutôt le partage d’un sentiment. Un sentiment national, c’est une volonté, il faut y adhérer”.

7-3) Identité et race

En général les Kurdes ne pensent pas qu’identité et race soient liées. Et à la différence des anthropologues d’autrefois, ils utilisent rarement le mot “race”.

AbdoulRahman, un Kurde de Turquie, dit que les Kurdes qui ne parlent pas leur propre langue “ne sont pas totalement Kurdes”. Son fils ne parle pas Kurde, mais Turc, parce que sa mère, la femme d’AbdoulRahman, est une Kurde alévie assimilée de Marach. “Mais mon fils est Kurde”, dit-il, “parce que moi-même, son père, je suis Kurde”.

“Si un Kurde se sent Kurde, il est Kurde”, déclare Irfan, un Kurde de Turquie. “Ce sont eux qui décident. La langue est importante, mais ce n’est pas tout. Il y a aussi la culture, le folklore. Mais s’il a tout oublié, on ne peut pas dire qu’il est Kurde. Ce n’est pas parce qu’on vient d’une race qu’on est obligé de rester comme ça. Mais c’est important ce que l’on sent dans sa tête”.

“Non, pour moi l’origine des gens, ça ne vient pas du sang”, dit Baran, un Kurde de Turquie qui a des opinions très claires sur le sujet. “Les Kurdes d’Istamboul, qui ne connaissent pas la langue kurde, ils n’ont rien à voir avec la culture kurde, la réalité kurde. Même s’ils la connaissent théoriquement, ils ne sont... pas Kurdes. Ceux qui se battent avec le PKK, c’est complètement différent, c’est un choix politique. Il y a des gens qui se battent pour protéger les animaux, les espèces menacées: cela ne veut pas dire qu’ils sont des animaux, et pourtant, ils se battent”.

“Evidemment”, dit Sinan, “c’est l’origine qui compte: qui est son père? qui est son grand père? Ce n’est pas la langue qui fait que quelqu’un est Kurde. Et ce n’est pas leur faute si la langue est interdite. C’est dommage. Un jour il se souviendra, tout d’un coup, qu’il n’est pas Turc. Une gifle sur le visage qui leur rappelle qu’ils sont Kurdes”.

Conclusion:

Si on peut tirer des conclusions à partir de cet échantillon limité de la diaspora kurde en France:

- le niveau d’éducation familial est très pauvre, en particulier chez les mères.

- la plupart des Kurdes interrogés parlent Kurde à la maison.

- parmi les plus âgés, beaucoup avaient accès à la “culture populaire” kurde, mais presque aucun à la culture kurde écrite.

- l’éducation se fait par l’adoption forcée d’une autre langue.

- culture et modernité sont acquises avec la langue dominante.

- la langue kurde est largement considérée comme un “pilier de l’identité kurde”.

- ... mais quand on leur demande de définir ce qu’est un Kurde, ces Kurdes ne mentionnent pas en premier la langue kurde.

- les Kurdes éprouvent du mal à définir ce qu’ils sont.

- ... mais ils identifient clairement le fait d’être Kurde à une cicatrice, une blessure, une souffrance.

- et finalement c’est un sentiment très subjectif. Tout ce qui reste de l’identité kurde peut se résumer à une “âme kurde” -- une identité dormante; mais ce sentiment dormant   peut être réveillé, affirme un Kurde chrétien d’Irak, par une “étincelle”.

 
Источник: chris-kutschera.com