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Les Yézidis, éternels boucs émissaires

Vicken Cheterian   /   31 декабря 2016 года

Alors que la bataille pour la reprise de Mossoul semble s’enliser, les Yézidis qui ont fui le nord-ouest de l’Irak en 2014 hésitent à regagner leur région natale. Persécutés par l’Organisation de l’État islamique, qui considère les membres de cette minorité kurdophone comme des hérétiques à asservir ou à mettre à mort, ils reprochent aux peshmergas de les avoir abandonnés à leur sort.

Sinjar, dans le nord-ouest de l’Irak, est encore une ville quasi déserte. Alors que 80 000 habitants ont fui à l’arrivée de l’Organisation de l’État islamique (OEI), en août 2014, à peine une cinquantaine de familles sont revenues après la reconquête de la ville par les forces kurdes, le 13 novembre 2015. Un petit groupe de combattants marche lentement sous le soleil de la mi-journée. Quand le vent fait claquer ce qu’il reste des rideaux métalliques des magasins, réduits en lambeaux par les bombardements, une clameur s’élève, comme si des esprits tourmentés hantaient la cité. Des hommes en armes entrent et sortent d’une école transformée en quartier général, ou s’asseyent en attendant les ordres. « Nous avons été victimes de massacres par le passé, mais ce nouveau carnage a eu lieu à l’âge de la technologie avancée ! Nous déplorons des milliers de victimes ; des milliers de nos sœurs sont encore entre les mains de l’OEI », martèle M. Qasim Shasho, le commandant des peshmergas de Sinjar, proches du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et d’origine yézidie.

Cuisinier, Abou Majed organisait les fêtes de mariage. Il a du mal à retenir ses larmes en nous montrant des photographies de sa famille. Ce fatal 3 août 2014, des djihadistes de l’OEI ont enlevé sa femme, ses trois filles et l’un de ses fils. Seule sa fille de 23 ans, maintenue en captivité à Rakka, la « capitale » de l’OEI en Syrie, a réussi à donner de ses nouvelles il y a quelques mois. Abou Majed se retrouve seul avec un de ses fils. Des récits comme le sien, toutes les familles peuvent en raconter.

Si l’on réécrivait l’histoire du Proche-Orient du point de vue des Yézidis, il en résulterait un livre bien différent de ceux dont nous disposons. Ce peuple kurdophone (kurmandji) possède une culture unique, construite autour d’une religion monothéiste transmise oralement qui plonge ses racines dans le zoroastrisme, auquel s’ajoutent des influences chrétiennes et islamiques. Les Yézidis peuplent essentiellement les régions kurdes d’Irak, leur principal lieu de culte se situant à Lalish, au nord de Mossoul. On les retrouve également en Transcaucasie et dans les diasporas occidentales. En Irak, ils s’inscrivent dans un paysage religieux riche et ancien composé notamment des Chabaks, d’adeptes du mandéisme, des Églises chrétiennes chaldéenne, assyrienne d’Orient ou syriaque. Leur communauté est divisée en classes, dirigées par des cheikhs (chefs) ou des autorités religieuses. Le mariage avec des membres d’une autre confession leur est strictement interdit.

Durant l’été 2014, l’OEI mena une offensive-éclair. En juin, quelques centaines de djihadistes créaient la surprise en s’emparant de Mossoul, deuxième ville d’Irak. Les forces militaires irakiennes, estimées à 30 000 hommes, abandonnèrent rapidement les lieux, dans le contexte d’une lutte de pouvoir entre des tribus sunnites privées de leurs droits et des notables urbains mécontents de leur perte d’influence après l’invasion américaine. C’était aussi une conséquence de la politique sectaire du premier ministre chiite d’alors, M. Nouri Al-Maliki. À la surprise générale, après s’être dirigées vers Bagdad, les troupes de l’OEI firent demi-tour pour s’attaquer à des régions sous le contrôle des Kurdes. L’attaque commença aux premières heures du 3 août 2014 dans la région de Sinjar, habitée par des Yézidis. Le commandement peshmerga, pris de panique, ordonna à ses combattants de se retirer, laissant la population à la merci des djihadistes. La résistance, équipée d’armes légères, s’effondra en quelques heures. La population tenta de gagner les montagnes, mais de nombreux habitants, surtout ceux qui n’avaient pas de véhicule, ne purent s’enfuir.

Les hommes furent séparés des femmes et très souvent abattus sur place. Des civils s’enfuirent jusqu’au Sardasht, le haut plateau au sommet du mont Sinjar, où les djihadistes les poursuivirent, tout en continuant les massacres et les prises d’otages, jusqu’à ce que des combattants yézidis s’emparent d’une mitrailleuse abandonnée par les peshmergas et les repoussent. Les hommes qui n’acceptèrent pas de se convertir à l’islam furent tués. Les femmes et les filles, dont des fillettes n’ayant pas plus de 9 ans, furent rassemblées dans des centres, envoyées à Tell Afar, non loin, et vendues comme esclaves sexuelles aux djihadistes de tout le « califat ». Le nombre de tués et de captifs n’est pas connu précisément, mais les organisations yézidies parlent de 2 240 morts, de 1 020 disparus — dont on craint qu’ils aient été exécutés — et de plus de 5 800 prisonniers, essentiellement des femmes et des enfants. Plus de 280 personnes, des enfants pour la plupart, sont mortes de soif et d’épuisement au cours des premiers jours.

Détruire une culture et un mode de vie

Aucun groupe humain n’a été autant brutalisé par l’OEI que les Yézidis. Le but de l’organisation semble avoir été non seulement d’intimider et de soumettre, mais aussi de détruire une culture et un mode de vie très particuliers dans la région. La violence subie par les Yézidis ne date pas d’hier. Pour eux, les événements de 2014 représentent le soixante-treizième massacre, et ils emploient pour le désigner le terme ottoman farman. Ce mot, qui signifie « décret du sultan », se réfère aux tueries ordonnées à la fin du XIXe siècle par le sultan Abdülhamid II dans le but de placer les régions yézidies reculées sous le contrôle de l’État, d’imposer à leurs habitants le service militaire et les taxes, et de les convertir à un islam sunnite. Les Yézidis n’ont pas bénéficié de la protection accordée aux chrétiens et aux juifs, adeptes de religions monothéistes dont l’islam prétend rétablir le message originel.

Considérés comme des païens, voire comme des « adorateurs du diable », les Yézidis ont souvent été persécutés. Le régime baasiste irakien les a traités de façon discriminatoire. En 1975, dans le cadre d’un vaste projet de modernisation et pour assurer à l’État un meilleur contrôle d’une région montagneuse et reculée, les autorités baasistes les forcèrent à abandonner leurs villages traditionnels du mont Sinjar pour les installer dans des « collectivités » au nord et au sud de la montagne. L’eau nécessaire à l’irrigation n’arriva jamais dans la plupart de ces lieux, obligeant les habitants appauvris à dépendre de leurs voisins arabes plus riches en travaillant leurs terres.

L’invasion américaine de l’Irak en 2003 a déstabilisé la hiérarchie socioreligieuse du pays. De nombreux Arabes sunnites d’Al-Baaj, tout comme les Turkmènes de Tell Afar, d’où étaient originaires beaucoup d’officiers de Saddam Hussein, ont été mécontents de voir le pouvoir leur échapper. La résistance armée antiaméricaine a recruté majoritairement dans l’ancienne base du parti Baas, qu’une nouvelle force venait alors influencer : l’internationale salafiste djihadiste. Dans le même temps, les Yézidis et d’autres minorités du nord de l’Irak, multiethnique, pouvaient travailler dans des bases américaines ou s’enrôler dans la nouvelle armée irakienne.

Ceux qui ont rejoint la lutte contre les Américains appartenaient à une nouvelle génération, beaucoup plus radicale que les Afghans responsables d’Al-Qaida (1). L’organisation Jamaat Al-Tawhid Wal-Djihad, fondée par le militant jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, a adopté l’idéologie salafiste djihadiste pour faire face au nouveau conflit sectaire. Cette idéologie allait bientôt semer le chaos. Selon sa lecture de la charia, les Yézidis avaient le choix entre se convertir à l’islam ou périr. En avril 2007, des militants arrêtèrent un bus qui transportait des travailleurs venant d’une usine textile de Mossoul. Ils ordonnèrent aux chrétiens et aux musulmans de descendre, s’emparèrent des vingt-trois travailleurs yézidis et les assassinèrent. Mais le pire allait survenir le 14 août 2007, lorsque quatre camions piégés servirent à des attentats-suicides massifs dans deux localités yézidies, Qahtaniyah et Siba Sheikh Khidir, faisant 500 morts et 1 500 blessés.

L’armée américaine ne disposait pas de suffisamment d’hommes pour contrôler cette zone frontalière. Une grande partie du nord-ouest de l’Irak, une région stratégique à la frontière syrienne, devint une autoroute pour les volontaires islamistes. Dans un camp dans le désert près de Sinjar, les soldats américains trouvèrent la trace de quelque 700 volontaires venus de plusieurs pays, principalement d’Arabie saoudite et de Libye, pour défendre la cause djihadiste en Irak (2).

On ne sait toujours pas officiellement pourquoi l’armée irakienne s’est effondrée face à l’offensive de l’OEI. S’ ajoute un autre mystère : pourquoi celle-ci n’a-t-elle pas poursuivi sa percée vers Bagdad, la capitale et le centre du pouvoir en Irak, au lieu de lancer une opération contre les communautés yézidies du Sinjar, sous le contrôle des peshmergas kurdes ? Cette attaque n’avait pas de sens dans la lutte d’influence entre le pouvoir chiite à Bagdad et les sunnites avides de revanche.

Le raid contre Sinjar met en lumière les contradictions de l’organisation islamiste. Plusieurs Yézidis déplacés nous ont confirmé que l’attaque initiale avait été essentiellement menée par les tribus arabes voisines (Jiheysh, Abou Mtemet et Khatouni). Leur vœu d’allégeance (bay’a) au nouveau « califat » a coïncidé avec l’offensive contre Sinjar. En d’autres termes, les tribus arabes locales, à l’exception des Chammar de la région de Rabia, se sont jointes à l’OEI pour attaquer les Yézidis sans raison apparente (3). L’une des explications tiendrait à la grande diversité des troupes de l’OEI : vieille garde baasiste qui rêve de revenir au pouvoir à Bagdad, combattants d’une guerre sectaire contre le régime syrien, djihadistes internationaux qui veulent saper la société occidentale, Tchétchènes, Turcs, etc. Chaque groupe apporte sa force, mais aussi un nouvel ennemi. En fin de compte, l’OEI se bat contre le reste du monde — un combat pour lequel l’organisation manque manifestement de ressources. En attaquant Sinjar, elle a gagné des recrues parmi les tribus arabes, mais elle a ouvert un nouveau front dans les « territoires contestés » de Ninive et Kirkouk entre Kurdes, pouvoir central chiite et notables sunnites de Mossoul.

Depuis 2003, la zone de Sinjar, bien que faisant partie de la région de Ninive, était sous le contrôle des peshmergas. Leur retrait sans combattre l’OEI a laissé des traces. « Les Yézidis attendent toujours une explication des dirigeants de la région autonome du Kurdistan »,nous déclare M. Jamil Shawmar, directeur de l’organisation humanitaire Yazda, sise à Dohouk. Les autorités kurdes ont semblé surprises par l’attaque de l’OEI. Et, en laissant les régions yézidies sans défense, elles ont alimenté les questions identitaires : les Yézidis font-ils ou non partie de la nation kurde ? Une semaine après l’offensive, des combattants kurdes venus de Syrie ont néanmoins réussi à ouvrir un couloir et à sauver des dizaines de milliers de Yézidis bloqués au sommet du mont Sinjar.

Encore des milliers de femmes captives

Après la contre-attaque des forces kurdes soutenues par l’aviation américaine, en novembre-décembre 2015, seuls 50 000 civils, sur 300 000, ont regagné la région. La plupart des villes et des villages sont en ruine, détruits durant les combats ou par les djihadistes lors de leur retrait. Certains attendent une clarification politique avant de revenir. Car Sinjar est désormais divisée entre l’est, sous l’influence du PDK, au pouvoir dans la région autonome irakienne, et l’ouest, sous celle du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, originaire de Turquie) et de ses alliés syriens. Ces deux forces appartiennent à des ententes régionales antagonistes : tandis que le PDK de M. Massoud Barzani est allié à la Turquie, le PKK est en guerre contre Ankara. Le PKK a même créé une milice locale composée de Yézidis payés par Bagdad, mais sous son contrôle.

Les massacres ottomans contre les Yézidis en 1892 furent suivis d’une forte réaction, puis d’une renaissance de cette identité et de cette culture dans la région du mont Sinjar. Leurs descendants réchapperont-ils de l’anéantissement en cours ? Rien n’est moins sûr. La majorité d’entre eux vivent actuellement dans des camps de réfugiés rudimentaires et surpeuplés. Beaucoup d’autres ont pris la route de l’Europe. Malgré l’avancée des milices chiites pour couper les ravitaillements entre Mossoul et la Syrie, des villages yézidis au sud de Sinjar sont encore sous le contrôle de l’OEI, qui, depuis ces bases, lance des attaques régulières contre les positions kurdes et yézidies. Quelque 2 000 femmes ont été libérées ; 3 200 sont encore captives, pour la majorité à Rakka, en Syrie. Les Yézidis sont amers et se sentent trahis : ils ont été massacrés par leurs anciens voisins arabes, trahis par leurs frères ethniques, les Kurdes, et oubliés par la « communauté internationale ». Avant de regagner leurs foyers et de se construire une nouvelle vie, ils ont besoin de pouvoir espérer que ce soixante-treizième farman sera le dernier.

 
Источник: monde-diplomatique.fr