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Analyse: les yézidis, entre nationalisme kurde et identité réinventée d’une minorité religieuse

Allan Kaval   /   11 декабря 2013 года

Kurde mais non-musulmane, la minorité yézidie est minoritaire parmi les minoritaires. Bien qu'elle suscite depuis longtemps fascination et spéculations, elle demeure un objet difficile à appréhender. Ses origines historiques, les sources religieuses de sa tradition, la nature même de ses pratiques et le nombre de ses membres sont aujourd'hui encore débattus. La situation des yézidis, en marge des Etats-nations où ils sont présents, contribue à pérenniser ce flou, continuellement alimenté par les dangereuses mécaniques identitaires auxquelles cette communauté doit faire face, aussi bien au Kurdistan, dont elle est originaire, que dans le Caucase ou dans la diaspora.

Depuis l'arrivé des premiers missionnaires européens dans le Kurdistan ottoman, les yézidis fascinent les observateurs extérieurs. Kurdes mais non-musulmans ; non-musulmans mais historiquement exclus de la condition de dhimmi [1], ils font figure de minoritaires parmi les minoritaires, de marginaux parmi les marginaux. A cela s'ajoutent des pratiques auréolées de mystère et une réputation sulfureuse d'adorateurs du diable. Cette idée reçue, aussi fallacieuse que tenace, leur a valu des persécutions constantes de la part de leurs voisins musulmans et a fait d'eux une curiosité pour orientalistes. En cause, un système religieux syncrétique mêlant des apports de différentes traditions gnostiques et au cœur duquel on retrouve la présence sacrée de Malek Tawus, l'Ange Paon, le plus puissant des sept anges qui dirigent le monde, que les croyances populaires musulmanes - reprises par certains observateurs hâtifs - ont pu identifier à tort à la figure de Satan. Les yézidis apparaissent certes comme une singularité théologique; mais, loin de ces lieux communs, leur trajectoire historique met surtout en évidence les grands enjeux du fait minoritaire dans les espaces post-impériaux russo-soviétique et ottoman.

Aujourd'hui encore, ce qui touche aux yézidis demeure nimbé d'un halo indistinct. Leur nombre n'est pas connu avec précision. Les estimations oscillent amplement entre 200 000 et 1 000 000 de personnes [2], la fourchette basse de cet ordre de grandeur paraissant plus proche de la réalité.

La majorité des yézidis - entre 120 000 et 500 000 personnes - vivent en Irak, essentiellement dans les zones contrôlées par le Gouvernement régional du Kurdistan. C'est là que se trouvent leurs principaux foyers de population ainsi que leur sanctuaire, la vallée de Lalish. Les quelques 15 000 yézidis de Syrie [3] descendent, pour une part importante, de réfugiés ayant fui les persécutions turques à l'époque du mandat français sur la Syrie (1920-1946). La présence yézidie en Turquie se limiterait aujourd'hui à quelques familles, l'essentiel de la communauté ayant quitté le pays pour l'Allemagne dans les dernières décennies du XXe siècle, fuyant les persécutions renouvelées de leurs voisins musulmans et les affrontements entre l'armée turque et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) [4].

Dans le Caucase se trouve l'autre branche du monde yézidi, en Arménie et dans une moindre mesure en Géorgie. Descendants de tribus yézidies d'Anatolies venues se réfugier en terre chrétienne au cours du XIXe siècle, les yézidis du Caucase ont essaimé dans toute l'ex-URSS et comptent de nombreux expatriés en Allemagne.

Oralité, mémoire et histoire

L'appartenance à la communauté yézidie est héréditaire. La religion des yézidis étant essentiellement une orthopraxie, la prière n'y a pas une importance fondamentale. Elle se définit sur le plan religieux par le respect d'un volumineux corpus d'interdits, notamment alimentaires, par l'observance de règles et d'obligations, par des rites intervenants aux moments importants de la vie et par la célébration de fêtes annuelles. Si les lieux de culte ne jouent pas un rôle important dans la vie religieuse, la vallée sacrée de Lalish, berceau du yézidisme, situé dans l'actuel Kurdistan d'Irak, est un lieu de pèlerinage où chaque yézidi était tenu de se rendre une fois par an

Ce système normatif est assorti d'une catégorisation en trois «castes» [5]héréditaires et endogames, les Pirs, les Cheikhs et des Mourides, auxquelles sont attribuées des fonctions sociales et religieuses distinctes. Si les mariages entre deux individus issus de castes différentes sont évidemment proscrits, certaines familles appartenant à la même caste peuvent n'être pas autorisées à nouer des unions matrimoniales du fait de l'incompatibilité de leurs lignées. La transmission de l'héritage religieux est essentiellement oral [6] et se fait au moyen de chants sacrés, d'hymnes et d'épopées qui participent également de la mémoire historique de la communauté.

L'importance de l'oralité dans la tradition yézidie rend délicate l'étude des conditions historiques de leur origine en tant groupe distinct. Suivant les auteurs, les yézidis sont présentés tantôt comme les héritiers d'une secte islamique qui se serait progressivement détachée de la communauté des croyants, tantôt comme les dépositaires d'éléments religieux empruntés aux anciennes religions de la Mésopotamie et de la Perse antiques ou du mithraïsme. La littérature contemporaine admet cependant que le yézidisme est issu de la rencontre entre un système religieux pré-islamique, encore vivant dans les montagnes isolées du Kurdistan plusieurs siècles après leur conquête par les musulmans, et les enseignement d'un mystique soufi originaire de la Bekaa, Cheikh Adi (*1073 ou 1078 - †1160 ou 1163), qui s'est établi dans la région au début du XIIe siècle. Peu de choses distinguaient au départ les disciples de Cheikh Adi des autres ordres mystiques musulmans; mais, génération après génération, leurs pratiques religieuses virent ressurgir en leur sein des éléments hétérodoxes de plus en plus affirmés. Innovations dérogatoires au dogme musulman ou rémanences préislamiques, ces usages attirèrent sur les yézidis l'hostilité de leurs voisins musulmans, encouragés par des autorités politiques et religieuses. Garantes de l'orthodoxie islamique, ces dernières avaient également fort à craindre la puissance militaire de cette communauté dissidente, qui regroupait alors des tribus kurdes comptant parmi les plus puissantes.

Certaines d'entre elles se convertirent cependant à l'islam aux XVIe et XVIIe siècles, quand les rivalités entre les dynasties ottomanes et safavides leur offrirent des ouvertures politiques et économiques que la condition d'infidèle ne leur aurait pas permis de saisir. Le reste de la communauté s'en trouva durablement affecté. Les pillages et les massacres devinrent alors monnaie courante et s'accentuèrent au cours du XIXe siècle, si bien que plusieurs tribus yézidies furent contraintes de trouver refuge en Transcaucasie.

Le tournant du XXe siècle, marqué par les premiers massacres arméniens, par les tentatives d'éradication violentes des autres minorités religieuses anatoliennes ainsi que par le chaos de la Première Guerre mondiale, fut à son tour funeste aux yézidis. Plus tard, le sort que leur réservèrent les Etats nations établis dans l'entre-deux guerre au Moyen-Orient ne devait guère être plus enviable. Les frontières tracées sur la dépouille de l'Empire ottoman au sortir de la Grande guerre divisèrent durablement une communauté visée - aussi bien en Turquie qu'en Irak et en Syrie - par les politiques d'assimilation ou d'épuration ethnique menées par les autorités centrales, que ce soit en tant yézidis non-musulmans ou en tant que Kurdes non-arabes.

Les yézidis et le nationalisme kurde

Kurdophones dans leur très grande majorité [7], les yézidis se distinguent exclusivement par leur religion d'un monde kurde par ailleurs très divers, contrairement à la majeure partie des chrétiens et des juifs du Kurdistan, qui ont pour langue maternelle différents dialectes de l'assyrien moderne. Cependant, la place des yézidis dans le récit national kurde pose question. Le nationalisme kurde commença en effet à se développer dans les tout derniers moments de l'Empire ottoman, grâce l'influence exercée par les idéologies nationales issues des minorités arméniennes ou grecques sur une élite intellectuelle urbaine kurde très réduite. Il s'agit d'un nationalisme tardif, qui n'a pas bénéficié, comme le nationalisme des dhimmis, de la transmission précoce des idées occidentales, d'un alphabet propre et de l'apport structurant d'une Eglise organisée et appelée à servir de base à la nation à venir.

Aussi, alors que l'Empire ottoman entrait dans son ultime phase de décomposition, le fait national kurde restait encore tributaire d'une ligne de fracture interne et cardinale entre musulmans et non-musulmans. La singularité kurde ne put alors s'affirmer qu'au sein de l'islam et par rapport à des identités arabes et turques qui s'y inscrivaient également. On ne pouvait bâtir d'identité kurde qu'à l'intérieur de la catégorie absolue à laquelle la très grande majorité de ceux qui étaient appelés à l'embrasser se trouvaient : l'islam sunnite. La construction d'une «kurdicité» séculière, en mesure de transcender le clivage entre musulmans et yézidis, représentait un idéal que seuls quelques intellectuels occidentalisés et isolés de la société pouvaient envisager.

Aussi, le rapport des yézidis à la kurdicité est toujours demeuré ambigu. Comme les autres nationalismes orientaux, le nationalisme kurde a eu du mal à dépasser la question religieuse au delà des cercles qui adhèrent à une vision romantique et s'inscrivent en rupture par rapport à l'Islam. Dans une telle perspective, l'Islam peut en effet être rejeté à double titre. D'une part, il s'agit d'une religion imposée par des envahisseurs arabes et, d'autre part, l'universalisme dont elle est porteuse s'oppose à l'expression naturelle d'un génie national censé lui préexister et lui être supérieur. En Iran et en Turquie, des corpus idéologiques nationalistes ont exalté l'héritage glorieux des peuples turc et perse, en ravivant la flamme des antiques civilisations anté-islamique dont ils seraient les dépositaires. Placés dans cet environnement idéologique, les nationalistes modernistes kurdes sont eux aussi partis en quête de grands ancêtres qui pourraient justifier leur place dans le concert des nations. Par la singularité de leur religion, les yézidis sont apparus à certains intellectuels nationalistes comme les héritiers de ce passé refoulé par l'islamisation. Ils se sont ainsi transformés à leurs yeux en derniers représentants d'une kurdicité authentique, non encore corrompue par un universalisme musulman lui-même identifié implicitement aux politiques d'assimilation dont les Kurdes sont victimes dans les quatre Etats qui se partagent désormais leurs territoire.

L'intérêt de certains nationalistes kurdes pour les yézidis est intervenu au moment d'un certain revival zoroastrien dans le monde iranien, dans lequel l'espace kurde s'inscrit, ce qui conduit à une identification latente les deux religions dans les discours. Bien qu'ayant peu à voir d'un point de vue historique et théologique, zoroastrisme et yézidisme sont frappés du sceau de l'authenticité pré-islamique et fournissent au nationalisme kurde une profondeur historico-mythologique qui, quoique confuse, a pu se montrer relativement efficace. Certains yézidis du Caucase, redécouvrant ainsi leur religion à la chute de l'URSS, ont pu même adhérer à l'identification contestable des pratiques de leurs ancêtre aux zoroastrisme. La perception des yézidis comme gardiens d'une identité kurde authentique est toujours relayée par les discours de personnalités politiques kurdes. A titre d'illustration, Massoud Barzani, président de la Région autonome du Kurdistan d'Irak, où se trouvent la majorité d'entre eux ainsi que leur sanctuaire, a pu déclarer que les Kurdes d'avant l'Islam étaient yézidis et qu'à ce titre les yézidis incarnaient les caractères originels de la nation kurde.

 

Si l'on peut déceler dans de tels discours les traces résiduelles de la version romantique du nationalisme kurde telle qu'elle a pu se développer au XXe siècle, ces déclarations sont également à mettre en relation avec le souci d'intégration de la communauté yézidie au sein du Kurdistan autonome après 2003 [8]. L'implantation géographique des yézidis d'Irak est en effet associée à des enjeux politiques importants du point de vue du leadership kurde. Historiquement implantés dans la région de Mossoul, les yézidis occupent un territoire situé aux confins des régions historiquement influencées par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de M. Barzani et des zones de peuplement arabe sunnite où des groupes radicaux islamistes, liés à al-Qaïda, ont pu commencer à opérer alors que le pays sombrait dans le chaos suite à l'intervention américaine de 2003. Cibles naturelles pour les islamistes radicaux, les yézidis n'ont eu d'autre choix que de quitter les grandes villes de l'Irak arabe où ils avaient pu s'établir, de regagner leurs terres historiques et de se placer sous la protection des autorités kurdes. Cette évolution profite au gouvernement régional du Kurdistan, lui permettant d'affermir son emprise dans des zones démographiquement mixtes et donc disputées, et de valoriser auprès de ses interlocuteurs occidentaux son rôle de protecteur des minorités; elle profite également au PDK, qui retire des avantages électoraux de cette clientélisation face à ses rivaux politiques internes sur la scène kurde.

Ces développements récents n'obèrent cependant pas l'ambigüité persistante des relations qu'entretiennent les yézidis d'Irak avec leur kurdicité. En effet, si l'espace kurde est marqué par une certaine exceptionnalité, puisque ses acteurs dominants n'ont pas abandonné leur base idéologique nationaliste et séculière, le Kurdistan d'Irak, situé au cœur du Moyen-Orient, ne peut pas rester entièrement étranger à la confessionnalisation du champ politique et aux crispations communautaires l'œuvre partout ailleurs dans la région. Les relations des yézidis avec leurs voisins musulmans demeurent problématiques: les tensions qui les affectent se fixent notamment sur des questions de nature matrimoniales. On recense plusieurs cas de mariages entre de jeunes femmes yézidies et des hommes musulmans qui, célébrés sans l'assentiment par ailleurs impossible des parents de la mariée, ont déclenché des vendettas, des crimes d'honneur et des expéditions punitives d'une grande violence. Une affaire de cette nature a même été aggravée en 2007 par l'intervention de groupes islamistes dans la région de Mossoul: suite à la mort d'une jeune fille yézidie accusée de s'être convertie à l'Islam pour se marier, ces groupes ont frappé la communauté en son cœur par un meurtrier attentat au camion piégé.

A cela s'ajoute la réalité d'une société kurde affectée par un repli relatif sur des valeurs religieuses traditionnelles: celui-ci, conjugué à un certain sentiment de frustration sociale et politique exprimé par les plus jeunes, peut se traduire par des explosions de violences ponctuelles ciblant directement ou indirectement les membres des minorités religieuses. Ce fut notamment le cas fin 2011, dans le nord du Kurdistan d'Irak, après qu'un imam ait fustigé dans son prêche du vendredi la présence de boutiques d'alcools dans les villes du Kurdistan, lançant ainsi une foule en colère vers ces commerces qui se trouvent être tenus par des chrétiens mais également par des yézidis.

Ces événements se détachent d'une atmosphère générale où la défiance demeure assez commune, même si la coexistence entre les communautés reste globalement pacifique au regard de ce qui prévaut dans le reste de l'Irak et dans la Syrie voisine. Les autorités kurdes contribuent largement à ce que l'équilibre soit maintenu en assurant la protection des yézidis sur le plan sécuritaire et en louant, sur le plan politique et médiatique, les bienfaits de la tolérance et de la pluralité religieuse. Sans paraître en danger imminent d'éclatement, cet équilibre reste relatif, d'autant que le repli identitaire de la majorité musulmane se répercute sur une minorité yézidie, dont les responsables pourraient être tentés par une construction identitaire en dehors de la kurdicité. Si cette voie devait être empruntée par l'ensemble de la communauté, le rôle qu'y joueraient les yézidis de l'espace post-soviétique serait central.

La trajectoire singulière des yézidis d'URSS et de l'espace post-soviétique

En URSS, la minorité kurde présentait la particularité d'être essentiellement composée de yézidis descendant des tribus venues se réfugier en Transcaucasie au XIXe siècle pour se protéger des assauts répétés de leurs voisins musulmans. Elle a évolué dans un univers distincts de celui des Kurdes du Moyen-Orient. En effet, au XXe siècle, l'Union soviétique a sans doute été l'unique Etat qui ait reconnu et promu l'identité kurde. Envisagée sous un angle exclusivement séculier, la reconnaissance des Kurdes en tant que « nationalité » au sein de l'ordre soviétique a permis aux yézidis, de jouer un rôle majeur dans un processus de construction identitaire ouvertement kurde et occultant tout aspect confessionnel. Les yézidis d'URSS ont donc été au cœur de la construction d'un nationalisme kurde parallèle, passant notamment par l'enseignement de la langue dans des écoles kurdes ainsi que par la promotion - à partir de Tbilissi et d'Erevan - d'une vie culturelle en langue kurde extrêmement riche, entretenue par des journaux de qualité, des médias radiophoniques, une création littéraire et théâtrale foisonnante et subventionnée par les autorités soviétiques.

L'URSS a donc été le terrain d'expression privilégié, mais exclusif, de cette kurdicité parallèle entretenue par des acteurs majoritairement yézidis qui ne revendiquaient cependant pas cette appartenance religieuse. A usage interne, bornée par les cadres théoriques du soviétisme, cette construction identitaire était inapte à influencer les dynamiques nationalistes kurdes développées tout au long du XXe siècle dans l'espace post-ottoman et en Iran. Inséparable du système soviétique, cette culture kurde séculière n'allait pas survivre à la chute de l'URSS. Minorité numériquement faible et dépourvue de territoire bien défini, les Kurdes soviétiques des deux confessions ne pouvaient rien attendre de bon de la décomposition de l'Union soviétique. La chute d'un empire multinational et son remplacement par de petites nations en plein réveil identitaire ne pouvaient qu'entraîner des conséquences néfastes pour cette communauté, rattrapée sur le tard par le clivage confessionnel que plusieurs décennies de communisme n'avaient pas effacé.

La guerre du Karabagh [9] a constitué à cet égard un facteur déterminant. Déclenchée en 1992 entre les anciennes républiques soviétiques d'Arménie et d'Azerbaïdjan, ce conflit territorial et communautaire a considérablement affecté l'unité de la communauté kurde soviétique. En effet, opposant les Arméniens aux Azéris musulmans, la guerre du Karabagh s'est traduite des deux côtés par des campagnes d'épuration ethnique et des déplacements de populations fondés essentiellement sur le critère religieux. Aussi les Kurdes musulmans d'Arménie, suspectés de sympathies pour leurs coreligionnaires azéris ont-ils été contraints par les nationalistes arméniens de fuir le pays et de s'installer malgré eux en Azerbaïdjan, où ils ont fait l'objet de politiques assimilationnistes. Partant, les yézidis se sont trouvé dans la nécessité existentielle de se distinguer d'une population kurde associée à l'islam dans les représentations arméniennes et considérée comme responsable, au côté des autorités ottomanes, du génocide de 1915. Cette évolution identitaire, qui relevait alors d'une stratégie de survie, s'est trouvée favorisée par la chute concomitante des intellectuels séculiers de formation soviétique et par l'apparition d'une élite yézidie concurrente et désireuse d'affermir son influence sur la communauté en s'attirant les bonnes grâce du nouveau pouvoir arménien par un rejet virulent de toute proximité avec le monde kurde.

Par ailleurs, avec le regain de religiosité auquel la chute de l'URSS a donné lieu, les identités nationales des Arméniens et Géorgiens sont redevenues inséparables de l'appartenance à leurs Eglises respectives. L'Arménie et la Géorgie indépendantes ne laissent pas de places aux identités périphériques et allogènes. Les yézidis de l'ex-URSS qui, en l'absence de textes sacrés et séparés de leurs terres d'origine, n'avaient pas pu conserver leurs traditions religieuses à l'époque soviétique, ont pu se montrer enclins à se convertir à l'Eglise arménienne ou géorgienne afin de sortir de leur marginalité sociale et culturelle [10]. Dans ce contexte, les yézidis du Caucase n'ont pu faire autrement que de mettre en valeur leur identité confessionnelle en la couplant avec une identité nationale recomposée et distincte de l'identité kurde. C'est tout le sens qu'il faut donner au mouvement Ezdiki, qui s'est évertué depuis les années 1990 à construire de toute pièce une « nation yézidie ». Apparu en Arménie dans le contexte particulier de la guerre du Karabagh, le mouvement Ezdiki a durablement influencé l'ensemble des yézidis d'ex-URSS, aussi bien en Géorgie qu'en Russie et dans les autres ex-républiques soviétiques où les yézidis disposent d'organisations communautaires ainsi qu'en Allemagne et plus largement en Europe occidentale.

Ce processus de création identitaire passe par l'invention d'une langue propre, le «ezdiki», reconnu par les autorités arméniennes alors même que la langue maternelle des yézidis du Caucase ne se distingue en rien de l'ensemble des dialectes kurmandji. Les catégories «yézidi» et «kurde» sont par ailleurs distinctes dans les formulaires de recensement mis au point par les instituts publics de statistique arménien et géorgien. De plus, les acteurs du mouvement Ezdiki mettent en avant d'autres attributs nationaux, allant de la conception d'un drapeau qui leur serait propre au tracé cartographique d'un hypothétique «Ezidistan», revendiqué par certain comme foyer national au nord-ouest du Kurdistan irakien. Ces positions sont notamment relayées sur internet et les réseaux sociaux par les jeunes générations, par ceux qui, nés à la fin des années 1980 ou au cours des années 1990, n'ont eu d'autre horizon que celui de leur identité confessionnelle et n'ont pas été élevés dans un univers valorisant le fait d'être kurde. Enfin, le rapport qu'entretiennent les yézidis du Caucase, et notamment les acteurs du mouvement Ezdiki, avec le Kurdistan irakien et ses foyers de peuplement yézidis intègre pleinement cette dynamique identitaire.

Le "temple" yézidi de Chamiram, Arménie. Cette construction récente est un lieu de pèlerinage depuis les années 1990. Il est intéressant de remarquer qu'en plus de représenter les dômes de Lalish, elle met en valeur la figure de Zoroastre. Produit du revival yézidi qui a fait suite à la chute de l'URSS, ce lieu dénote de la confusion entretenu par certains yézidis eux-mêmes sur les relations entre le Yézidisme et le zoroastrisme.

La chute de l'URSS a permis l'ouverture relative des frontières et un développement des communications qui ont autorisé une prise de contact auparavant impossible entre les yézidis du Caucase et ceux du Kurdistan irakien. Internet et les chaînes satellitaires permettent aux yézidis caucasiens de se tenir informés du sort de leurs coreligionnaires du Kurdistan et donc des violences dont ils ont pu être épisodiquement les victimes. Ainsi, l'atmosphère de relative tension communautaire qui existe au Kurdistan, bien qu'elle doive être sérieusement nuancée, apporte de l'eau au moulin des acteurs Ezdiki. Ces derniers utilisent des événements effectivement survenus dans la Région autonome kurde pour alimenter un processus de story-telling communautaire diffusé sur Internet et les réseaux sociaux, selon lequel les yézidis du Kurdistan seraient quotidiennement harcelés et persécutés par des « nationalistes kurdes » identifiés à des fondamentalistes musulmans. Notons que les acteurs Ezdiki, qui résident majoritairement à Erevan, tendent à emprunter certains aspects du discours mémoriel arménien, allant par mimétisme jusqu'à utiliser explicitement le terme de génocide pour se référer aux attentats de 2007.

Les relations qu'entretiennent les yézidis caucasiens au Kurdistan irakien ne se limitent cependant pas à la déformation d'une réalité lointaine par les tenants du mouvement Ezdiki. En effet, les contacts physiques entre yézidis du Kurdistan et du Caucase s'intensifient depuis les années 1990 grâce à la chute de l'URSS et à l'autonomie de fait obtenue par les Kurdes irakiens suite à la première guerre du Golfe, en 1991. Depuis cette période, des délégations de représentants yézidis du Caucase se sont rendues de manière répétée au Kurdistan d'Irak et ont ainsi pu visiter le sanctuaire de Lalish et se mettre en relation avec leurs autorités religieuses. Ces voyages ont permis la reconstruction d'une pratique cultuelle et ont nettement favorisé le réveil religieux des yézidis du Caucase. La visite de Tahcin Beg, chef religieux des yézidis, en Arménie et en Géorgie en 2011 s'inscrit dans cette dynamique de long terme. C'est vers l'architecture des temples de Lalish que les yézidis du Caucase se sont tournés lorsqu'ils s'est agi, il y a peu, de construire des lieux de cultes plus ou moins improvisés, alors même que leurs ancêtres établis en Transcaucasie russe dans les Républiques caucasiennes d'URSS n'en avaient jamais érigé.

 

Cependant, si l'ascendant sur le plan religieux appartient effectivement aux yézidis du Kurdistan qui gardent la vallée sacrée de Lalish et abritent les autorités spirituelles et temporelles de la communauté, les échanges renouvelés entre les deux pôles du monde yézidi ne pourront rester univoques. En effet, l'ingénierie identitaire déployée par le mouvement Ezdiki dans le contexte particulier qui était celui du Caucase méridional dans les années qui ont suivi l'effondrement de l'URSS est susceptible de prospérer au Kurdistan, et d'y répondre aux tensions confessionnelles et communautaires qui s'y diffusent insidieusement malgré la vigilance du pouvoir en place. Dans le Caucase comme au Moyen-Orient, les nationalismes n'ont globalement pas réussi à se maintenir sur une ligne séculière. Si l'expérience kurde fournit un contre-exemple, il est permis de douter de sa solidité face aux dynamiques de morcellement qui affectent la région.

Aussi, le fait minoritaire Yezidi, avec ses deux pôles séparés par l'histoire mais en cours d'intégration, fournit l'exemple d'une construction collective par allers et retours entre deux espaces distincts, mais partageant une exposition commune à la triste emprise des identités meurtrières.

 
Источник: http://www.religion.info